Voici donc les dernières heures, les dernières heures avant que tout ne recommence. On brasse à nouveau les cartes, on se laisse toutes les chances. Ce qui reste de l'année écoulée, nul effort ne sera nécessaire pour le sentir à nos côtés. Le bel amour gagné, les instants volés à la banalité et puis, il faut le dire, ce vide terrible : l'absence de Pierre Peuchmaurd. Pierre a laissé des textes, des poèmes, qui sont tout ce qu'il suffit de garder du monde : tout lui, nous tous à travers lui. Il faudra sans cesse y revenir pour revenir au monde. Ainsi de ce dernier livre publié, Le pied à L'encrier, dont Thierry Horguelin dit ici avec justesse la nécessité. Pour boucler la boucle et montrer la profonde cohérence intérieure que cet homme aura gardée toute sa vie, le texte qu'on trouvera ci-dessous est à ma connaissance le premier qu'il aura fait paraître, en juin 1966, dans «La revue de poche» que publiait alors Robert Laffont. Pierre a dix-sept ans, il est au rendez-vous.
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LE RENDEZ-VOUS
Qu'on ne m'attende jamais
à mes rendez-vous illusoires.
Aragon
Tu étais revenue.
Dans l'odeur bleue des villes et le petit matin, à l'heure du premier train et du premier café.
Mon dieu, comme c'est banal.
Tu achètes L'Huma, tu souris à la pluie, froide et douce, douce et lasse.
Tu entres.
Tu enlèves ton manteau, tu secoues tes cheveux, comme un chien mouillé, comme l'herbe froissée.
C'est le premier matin venu, c'est le premier café venu.
C'est toujours la guerre au Vietnam.
L'odeur des villes y doit être rouge.
Tu étais revenue.
Bien sûr sans prévenir, bien sûr sans raison.
Tu n'avais pas changé. Tes yeux un peu plus grands pourtant et ta voix lointaine.
Dans le miroir, en face, déjà tu t'installais.
C'est toujours la guerre au Vietnam.
— Ça ne s'arrange pas, dis-tu.
— Non.
— Tu ne me dis pas bonjour ?
— Si. Bonjour.
— Tu ne m'embrasses pas ?
Je t'embrasse.
C'est toujours…
Non, je ne suis pas surpris. Il y a longtemps que je sais qu'on peut tout attendre de toi, et que ce sera toujours la même chose. Il y a si longtemps que je n'attends plus rien. Rien que ce geste précisément, oui celui-là, que je sais que tu vas faire, et que tu fais mieux qu'autrefois. Celui-là ou un autre.
Mais je l'aimais d'être là, d'être belle et venue, d'avoir l'âge qu'elle avait, le nom qui était le sien, cette image de moi, si fausse et troublante, à quoi je me heurte et reviens sans cesse puisque tu la dis. Je l'aimais d'avoir cette voix-là pour me dire que c'est long la vie, qu'il fait froid dehors, trop pour elle, et puis cette boue, j'aurais dû prendre des bottes.
Je me regardais l'aimant dans les glaces. Ce n'était jamais le premier café, mais cette cigarette-là, vraiment c'est la dernière. Depuis le temps que c'est la dernière. Tu n'as pas encore compris.
Tu dis : «On devrait faire attention.» Je dis : «Oui. Bien sûr. Mais on ne sait jamais à quoi. À qui.» Tu dis : «Si. On sait.»
De quoi parlais-tu ?
Oui, tu aurais dû prendre des bottes. Et puis ça glisse moins.
Ne pas lui demander pourquoi elle est revenue. Elle répondrait : «Oh, comme ça.» Je dirais : «Tu fais toujours comme ça. » Elle répondrait : «Oui. Pas toi ?»
— Pourquoi es-tu revenue ?
— Oh, comme ça.
Tu vois bien. Tout est déjà dit. Il y a si longtemps que nous avons tout dit.
Tu étais revenue comme on se prend au piège des phrases en suspens.
— Ça va durer longtemps, là-bas ?
— Ça dépend.
— De nous ?
— Oui. Aussi.
Il nous reste au moins cela. Ils meurent là-bas, pour tuer nos silences.
Je t'aime.
— Je t'aime.
— Oui. Que veux-tu que je te dise ?
— Rien. Enfin…
Rien.
Ne pas, non plus, comme autrefois, lui demander de parler de nous. Elle dira : «Nous ? Ça n'existe pas. Tu sais bien.» Je dirais : « Oui, je sais. Ça n'existe pas. C'est bête.» «Non. C'est comme ça.» «C'est bête que ce soit comme ça.» «Non.»
— Ça n'existe pas, tu as raison.
— Quoi ?
— Rien.
Quand apprendrons-nous donc à ne jamais revenir?
Elle était revenue.
Pour mieux voir dans les miroirs la gueule que j'y ferais, pour mieux lire dans ma main le tremblement des jours. Elle était revenue comme elle était partie : pour voir le temps passer.
Nous n'avions pas fini de parler du Vietnam.
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Merci à Benoît Virot d'avoir découvert et offert ce numéro de "La revue de poche" : que 2010 soit favorable à ses étonnantes initiatives!